Avant mon départ du Liban, un jour que j'étais
entouré de quelques amis, je reçus la visite
d'un vieillard, d'un prêtre, âgé de
quatre-vingt-sept ans, qui vint me dire qu'il avait uue
chose importante à me communiquer. Je lui promis
d'aller le voir avant de partir et de me
charger de sa commission pour la France. Après
avoir fait tous mes préparatifs, j'allai voir ce
bon. vieillard et je lui dis : « Quelle est votre
commission? » lime prit
en particulier et me dit : « Vous allez en France; je vous
prie de dire de ma part à tous les Français,
que nous les aimons beaucoup, et que nous
voulons qu'ils soient tous catholiques. »
Je
lui répondis : Je me charge de votre commis-
sion,
et quand je serai en France je dirai de votre part à tous
les Français que nous les aimons et que nous
vouions qu'ils soient catholiques.
Mais quand je suis arrivé en France, et que
j'ai vu la France si grande, je me suis dit :
le pauvre vieillard m'a parlé de choses qu'il
ne connaît pas. La France est trop grande pour que je
puisse faire la commission qu'il m'a donnée. Cependant,
dès qu'on m'a appris, à mon arrivée dans la
capitale, qu'il y avait un congrès des comités
catholiques, et que j'ai été invité à me
rendre au milieu de vous, je me suis dit : Je puis remplir la
mission dont m'a chargé le bon vieillard ;
voici que je trouve devant mes yeux la France
catholique. (Bravo! bravo!) Oui, je vais dire
à mon retour au bon vieux prêtre que j'ai vu la France
catholique, et je puis vous dire à vous, Messieurs,
que ce vieux prêtre, de sou côté, représentait
toute la nation maronite et m'exprimait ses
sentiments les plus profonds.
Pour tous les Maronites la France est toujours
grande; je crois avec tous les Maronites que
la France est toujours la grande puissance
catholique. Ce n'est pas sans une vive émotion que je
parle devant la France que vous représentez pour moi
ici, et si je parle devant vous, c'est mon
coeur qui m'en donne le courage, et c'est mon
coeur qui va vous dire ce qu'il y a dans le Liban
et ce que sont les Maronites. L'histoire des Maronites
serait longue à vous faire. Vous la trouvez en
abrégé dans les livres des voyageurs
lorsqu'ils disent : Les Maronites, ce sont les
petits Français du Liban, ou bien encore : Les Maro-
nites
sont un peuple belliqueux ; oui, mais pour défendre la
religion.
En un mot, le Liban c'est la petite France
d'Orient !
Je ne parle pas des commencements des
Maronites. Les Maronites du IVe au m* siècle
étaient Syriens; mais depuis le xue siècle les Français ont
le droit de réclamer qu'ils ont des
compatriotes dans le Liban. Les Espagnols
aussi ont le même droit, ainsi que toute l'Europe
catholique. Les croisades en effet étaient composées de
toutes les nations de l'Europe chrétienne.
Aussi nous avons à Jérusalem plusieurs
colonies européennes; mais la plus considérable a
toujours été celle de France. Les rois latins de Jérusalem
ont été des rois français. Il y a aussi à
Jérusalem des Espagnols et des Italiens, mais
les Français sont plus nombreux. Quand on va
dans les contrées les plus reculées du Liban, on trouve des
noms d'origine française, tels que Donat,
Joint, et des noms d'origne belge et flamande.
Et non-seulement les Libanais ont des noms
français, mais ils ont la figure française. Quant à moi, je
suis Syrien, mais j'ai, comme les Maronites,
le coeur français. (Applaudissements.)
Les Maronites ont le type français, et quand
les Français les voient, ils disent : Nos
amis, nos compatriotes restent dans la
montagne. Les catholiques du Liban, ce sont les catholiques
français qui existent depuis les croisades.
Je parle devant des Français éclairés, et par
conséquent je ne ferai pas d'histoire. Je vais
vous dire ce qui s'est passé pendant la
dernière guerre : ce sera
—
4 —
la
preuve que les Maronites sont des catholiques français.
A la nouvelle de cette guerre, l'émotion est
entrée dans le coeur de tous les catholiques
du Liban. Tous les jeunes gens étaient au
courant des nouvelles; nous les savions plus tôt que
les Français eux-mêmes. Lorsqu'elles n'étaient pas
favorables, les larmes coulaient de tous les
yeux. Je leur disais : « Attendez, nous
aurons peut-être de meilleures nouvelles. Notre
mère la France se sauvera! »
Quand
nous avons appris la capitulation de Sedan, • nous étions
dans le désespoir. Les jeunes gens sont venus chez
moi, vêtus de deuil, et ils m'ont dit : « La
mère des catholiques n'existe plus. » J'eus le
courage de leur dire: « Il faut prier pour la
France. » Quand je parlais de la France dans l'église, les
sanglots éclataient, des femmes s'évanouissaient,
et j'étais obligé de descendre de la chaire;
je les ranimais en leur disant que la France
n'était pas perdue. (Applaudissements.)
Les jeunes gens savent parfaitement bien que la
France les a toujours protégés, et qu'ils ont
toujours été pour l'Europe les catholiques
français de l'Orient. Aussi étaient-ils décidés à
répandre leur sang pour la France. Ils s'inscrivaient avec
empressement sur la liste d'enrôlement, où se
lisaient ces mots : a Je
suis prêt à répandre mon sang pour la mère de
la catholicité. » Mais les circonstances n'ont
pas permis autre chose que cette
démonstration. Ils n'ont pu que témoigner de leur résolution
de répandre leur sang pour leur mère.
—
5 —
Lorsque
nous avons reçu de la Russie la nouvelle que la mère
existait encore et que la France n'avait pas perdu son
nom de France, nous avons vu montrer notre
satisfaction aux yeux des adversaires de la
religion catholique. Nous ne sommes pas seuls
dans le Liban; nous avons les Druses, qui nous ont bien
souvent massacrés ; nous avons les Matualis
musulmans d'Ali, qui nous ont respectés à
cause des puissances catholiques de l'Europe.
Nous avons voulu leur montrer que la France existait encore.
Le consul de France M. Roustan, homme d'une
piété exemplaire, qui se confesse et communie
souvent, avait la coutume d'aller souhaiter la
fête de notre vénéré patriarche. Il partit escorté
de mille cavaliers, l'épée à la main, en disant : « La
France n'est pas morte, la France existe
encore. » Et tous dans le Liban sont venus
saluer la mère de la catholicité. Tous les
arbres étaient pavoises et partout on entendait un cri unanime
: o La France existe,
notre France n'est pas morte ! »
On
a prié le consul de ne pas retourner à Beyrouth, et il a
accédé à cette demande; il a parcouru les villages,
les cloches sonnaient à toute volée. Partout
il a des accents du coeur en faveur de la
France. J'ai eu l'honneur de marcher ainsi trois
jours à côté du consul de France pendant cette fête ; il y a
perdu la voix, à ce point qu'il ne pouvait
plus remercier les personnes qui venaient le
saluer. Il a été forcé d'aller à Vichy pour
guérir le mal de gorge contracté durant cette excursion
dans la montagne. Nous avons montré là que
non-seulement nous sommes frères comme
chrétiens, mais vraiment frères de sang, que
nous
—
6 -
avons
du sang français dans les veines, et que ce sang demande
que nous soyons sensibles à tout ce qui arrive à
notre mère. (Applaudissements.)
Vou- savez que, depuis Notre-Seigneur
Jésus-Christ jusqu'à présent, personne parmi
les Maronites n'est en dehors de l'église
catholique; sur trois cent mille Ma^ ronites,
il n'y en a guère que dix qui ne font pas
leurs pâques. La foi est aussi vive dans le
Liban qu'elle l'était en France au xe siècle.
Pour voir la foi du xe siècle en France, il faut aller
voir les Maronites. C'est comme cela qu'était la
France d'alors. Il y a toujours dans le Liban
des hommes et des femmes devant le
Saint-Sacrement, et qui font voeu de ne pas sortir tant que la
France n'aura pas regagné son premier
rang.
Pendant la guerre j'ai parcouru la contrée à
cheval; j'ai rencontré, un jour, en plein
champ, un petit enfant de six ans à genoux. Je
croyais qu'il avait mal au coeur, je lui mis la main
sur la tête en lui disant : a Que
fais-tu là? » Il me répondit : « Je prie pour
la France ! » (Bravo ! bravo !)
J'ai été fort ému de cette réponse; les larmes
coulaient de mes yeux; je donnai quelques
secours à cet
enfant et je lui promis de le récompenser
encore. J'ai été raconter le fait au curé, qui
m'a affirmé que cet enfant n'avait jamais vu
la France, ni peut-être même entendu parler d'elle, du
moins en chaire. Ce fait prouve à quel point l'amour
de la France est.dans le coeur des
Maronites.
Ce curé m'a raconté qu'il n'avait pas vu,
depuis la guerre, un seul enfant venir jouer
ou chanter sur
—
7 -
la voie publique. Si Dieu a voulu châtier la
France, c'est qu'il a voulu châtier tous les
catholiques du monde; nous avons dû accepter
le châtiment. Si les Maronites méritent d'être appelés
les grands Français du Liban, les Syriens revendiquent
le nom de petits Français.. La nation des
Maronites a trois cultes, comme on l'a dit :
le culte de Dieu, le culte du Pape et le culte de
la France. C'est un célèbre archevêque qui a dit cela.
Eh bien, néanmoins cette nation n'est guère
favorisée delà part
des Européens qui doivent la défendre. Nous avons pour
ennemis, dans le pays même, les schismatiques,
les Druses et les Métualis. A présent ils nous
saluent, ce sont des amis, ces hommes qui
jadis ne nous abordaient que la hache à la main. Il y
a lieu d'espérer que cet Orient si divisé aura aussi
son union, et que le souverain Pontife aura la
consalation de voir que ce qu'il a perdu en
Occident il le retrouvera en Orient. Je suis
certain que nous marchons là.
L'Europe envoie de bons missionnaires en Orient
; mais elle en envoie aussi de très-mauvais.
Tout ce qu'il y a de plus fort en Angleterre,
tout ce qu'il y a de plus zélé pour le
protestantisme parait avoir concentré sa force et ses
richesses pour amener les populations du
catholicisme au protestantisme. Ils ont à
Beyrouth une université comme je n'en ai pas vu dans
Paris. Il y a de plus un établissement de dames qui a
coûté plusieurs millions. Après avoir tant
travaillé à conserver la foi du Liban, nous
voilà forcés à voir des protestants dans la
montagne. Mais
—
8 -
le
souverain Pontife nous a encouragés à rester, pour préserver
le petit troupeau fidèle des Maronites.
C'est pour cette mission que je viens et pour
vous dire de n'envoyer que de bons
missionnaires. Ils seront accueillis de bon
coeur. Je vais retourner dans le Liban et dire à mes
frères que j'ai vu ici toute la France, et que, si les
Maronites aiment la France, la France de son
côté aimera toujours les Maronites.
(Oui!
oui!, bravo ! bravo
!). |